Operspective pressent un temps opératique, soutenu par un grand orchestre (concert du 7 juin). Perspectives sur Hölderlin, dans la proximité directe de Nono ? Philippe Schœller invoque ici le poète et « la fraternité essentielle de sa parole de feu, bienfaisante et solaire ».
Lorsque la voix quitte la scène des Bouffes du Nord, il demeurera un quatuor pur, celui d’Alberto Posadas, incantation et torsions mémorables de près d’une heure, croissant par propagation, par cycle et par auto-similarité, à l’image d’un organisme naturel.
Barbara Hannigan soprano
Quatuor Diotima
Réalisation informatique musicale Ircam Gilbert Nouno
Coproduction Ircam-Centre Pompidou, ProQuartet, en coréalisation avec le Théâtre des Bouffes du Nord. Avec le soutien de la Sacem.
]]>Un souffle lyrique traverse le concert dirigé par Jukka-Pekka Saraste, présent jusque dans la troisième symphonie de Lutoslawski, chef-d’œuvre véhément et dramatique achevé en 1983 après une longue gestation. La formation typiquement romantique du Lied avec orchestre (cf. Mahler, Strauss) a été choisie par Philippe Schœller pour ce qui s’annonce comme un opéra futuriste, La légende d’Esstal. La composition orchestrale de ces lieder déploie l’écriture sur la lutherie électronique d’Operspective Hölderlin, également dédiés à la soliste Barbara Hannigan.
Le pari de Carmine Emanuele Cella, chercheur, mathématicien, compositeur et lauréat de l’académie 2012, est l’alliance directe entre électronique et orchestre. S’emparant de l’allégorie du mythe de la caverne chez Platon, il pose deux mondes en présence, le premier, instrumental, représentant l’ombre imparfaite du second, pure idée sonore électronique.
Barbara Hannigan soprano
Orchestre Philharmonique de Radio France
Direction Jukka-Pekka Saraste
Réalisation informatique musicale Ircam Carlo Laurenzi
Coproduction Radio France, Ircam-Centre Pompidou. En partenariat avec l’Institut Polonais de Paris, dans le cadre du 100e anniversaire de la naissance de Witold Lutoslawski. Avec le soutien de la Sacem.
Concert diffusé en direct sur France Musique.
Philippe Schœller donne de nombreuses conférences et enseigne l’analyse et la composition au CNSM de Lyon. Il anime également des master classes au Conservatoire de Coppenhage en 2004, à la Hochschule de Hannovre en 2004 et à l’Ircam en 2005.
Pour décrire le style de Philippe Schœller, on pourrait utiliser des termes comme couleur, transparence, subtilité, mais aussi énergie, souplesse, mouvement et forme organique. Son écriture, allant de l’œuvre solo extrêmement dépouillée – Hypnos linea (2007) – au très large orchestre – Ritualis Totems (2006-2007) -, témoigne d’un grand souci du détail et d’une certaine quête de vertige, propre à sa passion pour les « perceptions texturales » : vagues, flux des vents dans les roseaux, dans les futaies, vols d’étourneaux, nuages ou galaxies d’événements de la nature vivante. Son catalogue comporte plus de soixante-quinze œuvres, données dans le monde entier.
]]>« Hölderlin ? Je n’aurais rien à dire. Simplement dire et redire de lire, et relire ce poète, ce prince. D’écouter sa perspective. D’entendre ce bouleversement d’homme flanqué dans la vie et son incertitude, son infinitude. De goûter sa musique. La fraternité essentielle de sa parole de feu, bienfaisante et solaire. » (Philippe Schœller)
Operspective Hölderlin et Three Songs from Esstal, les deux œuvres que vous présenterez lors du programme de ManiFeste-2013, ont en commun la voix (et, au passage, la soprano Barbara Hannigan) : quelle importance revêt-elle dans votre travail de compositeur ?
Essentielle, fondamentale, générique.
La voix est tout. De par sa constitution vivante et incarnée, elle est d’une complexité immense, celle d’une matière biologique héritière de plusieurs centaines de millions d’années d’organisation matérielle. La voix humaine porte en elle l’infini de l’invention musicale, c’est-à-dire qu’elle comprend toute forme « d’invention instrumentale ».
La rencontre avec cette artiste exceptionnelle qu’est Barbara Hannigan est à la source poétique et artistique de ce diptyque, ici Operspective Hölderlin, là Three Songs from Esstal.
Comment l’approchez-vous, de manière générale, et ici en particulier ?
Très naturellement : par le chant. Le mot – donc la langue -, le phonème – et le corps qui l’énonce -, portent un sens, une couleur, une matière qui ouvrent un champ poétique dans la matière instrumentale, orchestrale ou de lutherie numérique. L’archaïsme de la voix domine tout le reste : jamais elle ne pourra être instrumentalisée. On embrasse là toute la question de l’origine du langage.
Quelle place occupent ces deux partitions dans votre corpus ?
Une place de synthèse, en même temps que de passage : passage vers un monde plus complet de l’expression, tel que l’opéra, en un temps, l’eut défini.
Dernier volet d’un cycle de trois œuvres (après Feuillages [1992] et Vertigo Apocalypsis [1997]), toutes trois réalisées en « mode hybride » avec des instruments traditionnels (ici la soprano et le quatuor à cordes) et des matériaux électroniques projetés et spatialisés en concert, Operspective Höderlin apparaît comme un opéra de chambre, concentré. C’est ce que suggère le terme de « perspective » : largeur et profondeur de l’expérience artistique lors de l’écoute, d’une part, et, d’autre part, visée d’un horizon opératique, d’une forme plus complexe de narration. Avec le dispositif de projection sonore qui va être mis en scène aux Bouffes du Nord (comprenant déambulation de la soprano et spatialisation sonore de cette scène virtuelle), on aura d’ailleurs déjà une forme de conquête de l’espace de la représentation.
Les Three Songs from Esstal, pour soprano et grand orchestre, sont des pièces de concert d’après l’opéra La légende d’Esstal, un opéra futuriste, en cours d’écriture. Si la facture en est plus traditionnelle (symphonique et lyrique), l’écriture de ces trois Lieder relève d’une même conception de l’objet opératique qu’Operspective Hölderlin.
Comment appréhendez-vous l’outil informatique dans votre travail de compositeur ? Et comment le mettez-vous au service de votre projet opératique, dans Operspective Hölderlin ?
Ce n’est pas à proprement parler un « outil », comme un stylo ou une machine, mais bien plus un champ d’invention. Un outil pour autre chose que lui-même, donc. La « lutherie numérique », ainsi que l’on pourrait définir ce nouvel instrument, succède à la lutherie traditionnelle. Cependant, l’expérience, durable et complète, de cette lutherie ancestrale, est indispensable pour explorer les nouvelles perspectives ouvertes par le travail en studio, si l’on veut que ces perspectives se développent en harmonie avec l’instrument d’invention légué par l’histoire de la lutherie. Pourquoi ? Parce que le rapport au vibré peut alors s’appuyer sur des modes de représentations d’un corps vivant en dialogue avec un corps sonore, dont les modes d’écriture, les modes de représentations sont à définir. C’est le lieu d’une véritable mutation de l’écriture.
Dans Operspective Hölderlin, j’aborde le travail de l’électronique par la profondeur de champ dont est capable l’audition – que l’on appelle la polyphonie – et son principe de focalisation, de sélection et de balayage, mis en œuvre dans l’appréhension de réalités simultanées. La soprano trace des lignes pour jauger l’horizon instrumental sous une perspective très large, jusqu’à sept plans de perceptions simultanés qui oscillent, se meuvent, éclosent, se dispersent, se concentrent ou se focalisent.
Au travers de la mise au point du logiciel Luciole, Gilbert Nouno et moi-même avons inventé une forme originale de synthèse musicale, déduite de l’expérience symphonique, son espace, sa texture, son écriture polyphonique. C’est une synthèse cellulo-vectorielle qui permet d’élaborer des musiques sur six plans de spatialisations appliqués à seize flux sonores. En même temps, il ne s’agit en aucun cas de mimer un monde par l’autre : chacun a sa puissance d’expression, que suggère sa chorégraphie d’invention. Le quatuor est l’essence de l’écriture instrumentale. Il peut dessiner des mondes très divers, parfois extrêmement « éloignés » de l’image qu’on s’en fait, c’est-à-dire poly-texturaux.
Ce travail de l’électronique et du quatuor est tout entier tourné vers une poétique de l’espace, qui nous fait voyager par l’écoute et ses principes de projection du son dans un milieu. Le travail de synthèse numérique, déduit du quatuor comme de l’écriture lyrique (des chœurs virtuels interviennent au cours de l’œuvre), permet de donner à entendre une forme opératique, mais avec des moyens relativement légers.
Chose intéressante, bien que travaillant l’orchestre et la figure symbolique de la voix solo, l’écriture des Three Songs from Esstal est en réalité fortement nourrie par l’expérience d’invention électronique menée pour composer Operspective Höderlin.
Depuis quelques années, vous avez fait de petites incursions remarquées dans le domaine du cinéma : quel rapport y a-t-il pour vous entre l’écriture d’un opéra et l’écriture d’une musique de film ?
C’est la question centrale : celle du populaire. De ce point de vue, l’opéra a été la transition entre la musique et le cinéma. Et les cinéastes sont les nouveaux compositeurs d’opéra. Au reste, pour moi, il n’y a peut-être que 2001, l’odyssée de l’espace comme opéra véritable au XXe siècle. Pour la création de cette nouvelle version d’Operspective Hölderlin aux Bouffes du Nord, j’ai dans un premier temps envisagé de réaliser un film que l’on projetterait pendant la durée de l’œuvre. On verra plus tard. Selon mes conceptions synesthésiques de l’expérience artistique, l’art audiovisuel, c’est réellement l’art total.
Le cinéma est le seul art né au XXe siècle, et son marché globalisé, d’une vivacité extraordinaire, ferait jalouser n’importe quel compositeur de quelque période que ce soit. Avoir travaillé dans le cinéma professionnel, avec L’exercice de l’État notamment, aiguise encore les questions soulevées par la composition.
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